Depuis plusieurs années, je recueille avec grand intérêt l’opinion de mes élèves au sujet de mes cours (j’utilise pour cela un questionnaire en ligne). Une critique revient assez fréquemment : dans mes cours, trop de temps est perdu avec l’utilisation du numérique (même si d’autres élèves expriment au contraire leur enthousiasme à l’égard de l’intégration des outils numériques). Sans avoir affiné l’enquête pour identifier avec certitude les raisons de cette critique, ni quel profil d’élève tend à la formuler, je peux avancer quelques idées.
Je reconnais d’abord volontiers que mon tropisme technophile peut me conduire à consacrer trop de temps au numérique (outils, méthodes, enjeux culturels, sociétaux et politiques…). Je reconnais aussi qu’il m’arrive de mal intégrer le numérique dans mes scénarios pédagogiques (le numérique devient alors un obstacle, comme le rappelle par exemple Alice Keeler). Ayant conscience de ces travers, je m’efforce d’y résister et je crois avoir progressé en la matière (la critique de perte de temps liée au numérique m’est moins souvent adressée).
Je pense aussi que certains élèves peuvent être victimes d’un biais de jugement : étant habituellement peu exposés à la manipulation scolaire d’outils numériques, ils tendent à surévaluer le temps qui y est réellement consacré dans mon cours. Une bonne élève m’écrit ainsi qu’elle « trouve dommage de sacrifier plus de la moitié de nos périodes (donc de notre cours) à ce sujet », — ce qui me semble honnêtement une évaluation exagérée (je me fais d’ailleurs presque chaque semaine l’auto-critique de trop parler à mes élèves, c’est-à-dire de mener des cours trop « magistraux », sans autre outil que ma parole…).
Indépendamment de cela, je pense que le sentiment négatif de certains élèves à l’égard de l’utilisation du numérique tient à l’articulation de plusieurs raisons :
- la relative résistance à la mise en activité que permettent les dispositifs numériques (dans le cadre d’une pédagogie active) ;
- l’indigence de la formation au numérique (j’enseigne dans les deux dernières années du secondaire) ;
- la faible compréhension de l’importance du numérique (pour toutes les dimensions du monde contemporain et futur).
Le « confort » du magistral et le besoin de sécurité
Sans examiner très avant la résistance des élèves à la mise en activité, il me semble qu’elle s’expliquer en partie par l’habitude qu’ont élèves de l’écoute passive du cours magistral. La transmission frontale peut-être vertueuse, mais elle peut être aussi nocive et envahissante. Les enseignants, qui sont de grands bavards, ont aussi tendance à s’illusionner sur l’effet pédagogique de leur parole magistrale (comme le remarque Grant Wiggins).
Le phénomène de résistance des élèves aux pédagogies actives a notamment bien été exposé par Richard Felder (voir notamment « NAVIGATING THE BUMPY ROAD
TO STUDENT-CENTERED INSTRUCTION » et « HANG IN THERE! Dealing with Student Resistance to Learner-Centered Teaching ») :
“[…] students forced to take major responsibility for their own learning go through some or all of the steps psychologists associate with trauma and grief” — R. M. Felder.
Marcel Gauchet considère que le paradoxe de « la production de passivité par les méthodes actives » s’explique par le besoin de sécurité qu’ont les élèves, accentué par leur situation sociale (« Internet bouleverse-t-il vraiment l’éducation ? », L’Express, 09/10/2014) :
La faiblesse de la formation au numérique & de la compréhension des enjeux du numérique
Selon le modèle de l’acceptation de la technologie (TAM : Technology Acceptance Model), deux perceptions sont déterminantes dans l’acceptation d’une technologie : l’utilité perçue (perceived usefulness) et la facilité d’utilisation perçue (perceived ease of use).
Certes, les élèves ne sont pas dupes : il s’agit de leur proposer des activités numériquement intéressantes. Comme le rappelle J.-F. Cerisier, les élèves sont motivés par des activités, non par des technologies.
De plus, il ne faut pas leur proposer des outils trop complexes. En effet, comme le rappelait André Tricot lors d’une table ronde de Ludovia #12 [2015], on ne doit pas être formé pour utiliser des outils qui nous permettent de nous former ! Il faut dès lors utiliser des outils simples.
Cependant, la formation au numérique reste nécessaire et elle est à ce jour trop faible, comme le rappelle par exemple Yann Houry dans Un Centaure à l’école (2016, loc. 1224 sur Kindle) :
De fait, dans mon expérience habituelle, il m’est quasiment impossible d’utiliser un outil numérique – même simple — sans devoir au préalable expliquer comment l’utiliser, ce qui est assez chronophage.
« À toute chose, malheur est bon » (proverbe de ma grand-mère)
Cette contrainte recèle cependant une vertu : l’obligation de sélectionner des outils procurant une réelle plus-value pédagogique et de les intégrer à des scénarios pédagogiques riches. Le temps n’est alors pas perdu, mais au moins doublement gagné :
- les élèves développent des compétences numériques et s’outillent ainsi pour mieux penser et communiquer,
- les élèves s’acculturent aux usages académiques du numérique ;
- les élèves s’impliquent davantage dans les exercices scolaires (à condition que ces derniers soient bien scénarisés), comme le rappelle en de multiples occasions Yan Houry (ici, loc. 1085) :
Ainsi, avec le temps, je suis confiant :
- les élèves que je reçois en aval (en fin de secondaire) seront de mieux en mieux formés en amont (primaire et collège) à l’usage des outils numériques ;
- je serai moi-même de mieux en mieux expérimenté aux bons dosages et usages du numérique.
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Image : GIF IT UP 2015 SUPREME WINNER and PEOPLE’S CHOICE AWARD: “Dissension” from Tobias Rothe in Amstelveen, the Netherlands. Source material courtesy Fondazione Federico Zeri—Università di Bologna europeana.eu/… CC-BY 3.0 License.